Etienne Tilman (2009)

Etienne Tilman, critique d’art et commissaire d’expositions

MONOLYTHE

Dans le Golf d’Anjou sont apparus ça et là des monolithes de schiste. Ces pierres, de taille humaine, ont été disposées là par la sculpteur Marie-Noêlle de la Poype, cette démarche ne consistant pas à déposer des sculptures pour simplement agrémenter le parcours des golfeurs, mais pour rendre visible la nature du sous-sol caché par le gazon. Marie-Noëlle de la Poype est sculpteur parce qu’elle s’est intéressée très tôt à la matière. Le schiste n’est pas réellement un choix; en effet alors qu’elle était enfant, elle connaissait déjà les carrières d’ardoise sises dans la région de la demeure de sa grand-mère, les Ardennes. Plus tard, elle vivra en Anjou, région de châteaux tous coiffés de toits réalisés avec les ardoises issues des nombreux gisements du terroir. Extraire ces minéraux du sous-sol est donc d’abord et avant tout le fait des mineurs qui ont contribué à l’édification de ces châteaux historiques tel le château du Plessis-Bourré. Avant de s’intéresser au produit fini MNP s’est focalisée sur le bloc, sa structure, sa couleur et ses spécificités. Dans le cas de l’installation du Golf d’Anjou, elle a respecté les matériaux de la manière la plus simple et évidente : choisir des blocs de taille humaine et les disposer de manière à faire découvrir la matière sous des angles différents. Au fil du parcours le spectateur découvre des sculptures de formes diverses et dont la pose (debout ou couchée) crée un dialogue particulier selon que la pierre a pour décor un champ, l’orée d’un bois ou un verger de pommiers. La répétition et le passage d’une œuvre à l’autre forcent l’attention sur ce qu’elle montre le plus : sa matière.

SPLIT SCULPTURE

Si l’étendue d’un golf permet cette attitude radicale voir minimaliste parce que dans ce cadre rêvé, le matériau se suffit dans son plus simple appareil, Marie –Noëlle de la Poype ne s’est pas moins intéressée à sa structure. La plus grande particularité de ce minéral, est sa faculté de division en une série de strates plus ou moins nombreuses et plus ou moins fines, au point d’avoir l’épaisseur d’une ardoise commune. Ces différentes couches sont parfois clairement visibles, comme le montrent les photos des terrils, photos qui sont parties intégrantes du travail de MNP. Certains blocs se montrent par contre plus discrets sur leur âge et les différentes couches sont moins visibles. Cela n’empêche que la fissibilité du matériau reste sa particularité. Plutôt que d’utiliser cette faculté de la pierre pour, à l’instar des couvreurs, ne montrer qu’une multitude de lames, MNP y voit plutôt un moyen de division naturelle du bloc, comme si celui-ci arborait une série de guides permettant d’innombrables possibilités de division. Parmi ces choix, elle décide de scinder son volume en deux, trois ou plusieurs morceaux. Chaque élément reste assez épais pour en garder l’intérêt du volume. Chacun arbore une ou deux faces presque plate parfaitement réajustable. Si la scission est nette et ne produit aucun éclat, elle montre une surface presque plate faite toutefois de petites aspérités et de petits reliefs qui accrochent la lumière et rendent cette surface sensible. Chaque morceau du bloc fractionné est alors disposé de telle sorte qu’un morceau ne soit jamais loin de celui auquel il était collé, de façon à ce que l’on puisse voir la surface de connexion des différentes pierres. Chaque élément devient l’empreinte de l’autre et les séparer sans trop les éloigner crée une tension entre les modules et nous permet de réunir mentalement les éléments de telle sorte que le bloc initial soit en pensée reconstructible. Chaque élément rappelle inéluctablement l’élément unique et initial du travail. Tout comme dans la théorie des fractales, chaque partie est la « mémoire » d’un tout et le tout est la mémoire d’une couche géologique. Elle-même mémoire de l’histoire de la terre. Ces minéraux sont bien plus anciens que nous et nous projettent dans un passé souvent bien plus ancien que la race humaine.

MÉMOIRE – MEMENTOS

Ce travail, à l’apparence très formelle voire formaliste, fait aussi référence à la petite et à la très grande histoire. Il évoque d’une part le travail des carriers, des mineurs, des couvreurs qui ont intégré par exemple les toits de pierres dans le paysage Angevin. Mais il évoque également la nuit des temps, là d’où viennent ces minéraux, qui initialement sous forme végétale tel le bois, ont été compressés par le poids des éléments et du temps pour finir par se pétrifier. La mémoire et les confins temporels de la terre sont une partie intégrante du travail de Marie-Noëlle de la Poype. En effet, en plus de s’intéresser à la pierre, son travail comporte un autre matériau qui au premier abord, trompe sur sa texture et son identité ; je veux parler ici de l’élément principal du projet proposé pour le Musée de la Chasse et de la Nature à Paris. Il s’agit d’un élément oblongue dressé au bord d’un miroir noir et profond. Cette sculpture élancée fait d’abord penser à une espèce de totem ,en bois peut-être pétrifié ? En fait cet élément étrange n’est ni minéral ni végétal, puisqu’il s’agit d’un bronze réalisé à partir d’éléments sculptés en os de cétacés . Sa forme et sa grandeur ne nous permettent pas d’imaginer qu’il s’agisse d’une partie d’un animal, et pourtant … Les os de baleines trouvés sur les rives du monde constituent en fait le premier matériau qui ait fasciné Marie-Noëlle de la Poype. Contrairement aux minéraux, les os font référence à la vie et les squelettes de ces grands mammifères marins évoquent le voyage et le temps. Concernant la référence au temps il est étonnant que ces restes de baleines ne fassent pas partie du « vocabulaire » des maniéristes de la fin du 16ième siècle. En effet si parmi les motifs utilisés par les artistes, les os, dont le crâne humain est la vedette, sont largement représentés, les animaux y sont aussi légion. Ils ont été choisis par rapport à leur aspect avant et après la mort, l’image étant intrinsèquement différente selon qu’il s’agisse d’une carapace de tortue, d’un coquillage, ou de la tête cornue d’un bouc,… Si l’artiste du 17ième sièce fait prendre conscience de la fugacité de la vie humaine en la représentant par une volute de fumée ou une forêt de séquoias, les baleines fascinent les hommes pour cette même raison de notion de temps. Mais cet animal aux multiples énigmes est un témoin proche parce qu’il s’agit d’un mammifère, et aussi parce qu’il incarne le trait d’union entre nous, humains et mammifères, dont l’existence sur terre n’excède pas x millions d’années dans l’histoire de la terre. Il eût pu s’agir d’un autre animal, comme l’iguanodon par exemple. De plus il était assez aisé de mettre matières organique et minérale en rapport puisqu’en Belgique un nombre impressionnant de squelettes presque complets a été découvert dans un gisement de charbon ; plus facile encore par rapport à l’époque antédiluvienne, où les fossiles pouvaient constituer un matériau de premier choix. Mais l’avantage conséquent des baleines par rapport à ces animaux disparus réside dans le fait qu’elles existent toujours! Une cassure dans l’histoire crée un trouble majeur dans le passé du monde ; ce trou de mémoire est concrétisé par ce que les scientifiques appellent la couche « K ». Cette couche géologique très remarquable sous toutes les latitudes témoigne d’une époque où la croûte terrestre fut des siècles durant pratiquement déserte, à en juger par la pauvreté des informations que délivre cette strate de l’histoire. La baleine est donc notre plus proche témoin du passé le plus lointain. Ces mammifères marins ont en eux la mémoire de la vie dans ce qu’elle a de plus énigmatique. Selon les théories de nombreux scientifiques, la vie trouverait ses débuts dans ce que l’on appelle « l’océan primaire ». De l’eau, seraient sortis les animaux pour devenir terrestres et leurs squelettes se seraient transformés. En ce qui concerne les baleines, elles auraient suivi la même évolution mais avec la particularité d’être retournées à l’océan primaire. Ce qui expliquerait pourquoi elles sont des mammifères et pourquoi la structure du squelette des nageoires ressemble à des mains humaines ! Quoi qu’il en soit, et d’un point de vue purement formel, les os de baleine sont les seuls matériaux organiques qui puissent être mis en relation avec la pierre, par leur grandeur et leur structure. En ce qui concerne le projet proposé pour le Musée de la Chasse et de la Nature, l’os choisi est grand et filiforme et seule une observation plus rapprochée permet de comprendre qu’il s’agit d’une image de matière organique. De loin, l’on voit une sculpture abstraite intégrée à l’architecture et dont le reflet dans le miroir aqueux donne une image virtuelle où architecture et sculpture apparaissent parfaitement intégrés. Une fois à proximité de la sculpture, les détails de la surface ainsi que sa patine questionnent immédiatement sur sa provenance et nous plongent dans un passé aussi profond que le reflet du noir miroir dans lequel ce noble témoin du passé se mire.

ALLIAGE MÉTALLIQUE

Pierre et os ont un aspect à la fois proche et lointain. Le relief ténu et les aspérités amènent une certaine ressemblance mais la texture éloigne diamétralement la matière minérale de la matière organique. Le volume et la surface étant les paramètres visibles les plus importants dans la sculpture, Marie –Noëlle de la Poype a eu l’idée de rassembler le tout dans un matériau commun et pour ce faire elle a fait appel à une autre grande classe de matériau présente sur la terre : le métal. Pour faire se rejoindre les deux éléments dans une seule et unique matière, elle a eu l’idée d’en faire une empreinte pour en sortir une image positive et en trois dimensions dans le bronze. Ces sculptures sont alors une image de la réalité non-interprétée. Le sujet constitue un témoin terrestre et le bronze en garde le relief et le volume, les deux éléments se trouvant alors unis dans la matière. Les os et la pierre du départ ne sont plus identifiables et on entre dans un autre univers de la sculpture : le métal coulé. Pierre, os et métal sont alors mis en rapport dans leur ressemblance formelle globale et les différences intrinsèques ne peuvent plus se détecter que dans le détail.

MAÎTRISE

Qu’il s’agisse d’un projet minéral ou d’un projet organique; Marie-Noëlle de la Poype maîtrise l’aspect simple et monumental de son défi sculptural à la hauteur du voyage phylogénétique qu’elle nous fait immanquablement entreprendre en nous confrontant à son travail.